La poésie à fleur de peau de Fatma Qandil par Soheir Fahmi

La poésie à fleur de peau de Fatma Qandil
Fatma Qandil vient de publier son dernier recueil de poèmes en prose Ma maison a deux portes (Baïti Laho Babane)
 

 

Ahram Hebdo
Soheir Fahmi 23-08-2017


Dans son dernier recueil, qui vient de paraître sous le titre de Ma mai­son a deux portes, Fatma Qandil écrit un premier poème qui s’intitule Carte d’identité, où elle décrit sa vie en quelque sorte. Elle nous parle des deux portes par les­quelles il faut passer pour accéder à sa demeure. Toutes deux sont bran­lantes et faciles à ouvrir par un intrus. Elles sont séparées par des herbes sauvages. Mais elle n’a pas l’air de s’en soucier, et dans sa confiance dans la vie, au lieu de les réparer, elle fait confiance à ce voleur qui aura le temps de revenir sur ses pas et de changer d’avis, mal­gré la facilité de rentrer chez elle. Ce poème donne le ton de ce très beau recueil en prose, où la solitude, les expériences de vie, la mort et surtout la poésie nous racontent un moment de grande maturité de cette femme qui a choisi de mettre la poésie au premier rang de sa vie.

Ce recueil qu’on lit avec plaisir, et qui se situe entre l’arabe dialectal et l’arabe classique, nous donne sou­vent l’envie de reprendre ses diffé­rents poèmes à voix haute. Dans de textes courts, où elle s’est donné pour objectif de supprimer toute phrase superflue, dans des textes concis et profondément épurés, Fatma Qandil a su garder le même rythme tout au long de son écriture poétique. « J’ai travaillé d’abord sur de petits textes que je publiais sur le Facebook, puis j’ai fait des choix entre les 600 textes, pour n’en gar­der qu’une centaine que j’ai retra­vaillée à satiété » confie-t-elle. Car Fatma Qandil, grande admiratrice d’Ibrahim Aslan, écrivain des années 1980, s’est donné pour tâche de faire un travail de qualité, « pas nécessai­rement supérieur, mais toujours dif­férent ». Ce n’est pas en publiant souvent, mais en choisissant avec sérieux. D’ailleurs, elle se consacre actuellement à la poésie, comme raison d’être : « Je sens maintenant que le temps presse et qu’il me faut laisser quelque chose avant de m’en aller ». Elle consacre beaucoup de temps à lire et à écrire. Elle aime répéter cette phrase du réalisateur Youssef Chahine « Si tu ne sais pas rester seul, jamais tu ne pourras écrire ».

Hautement solitaire


Et en effet, bien qu’elle se qua­lifie d’être sociable, elle a des règles strictes pour écrire. « Je m’enferme, fenêtres et portes fer­mées, comme si je veux que per­sonne ne me voie. Je ne peux pas écrire dans un café ou dehors. D’ailleurs, de manière générale, je ne suis pas un être qui apprécie la lumière, j’aime la nuit et je ne dors qu’à l’aube quand je m’assure que l’humanité à repris son rythme de vie ». Cette solitude excessive de la créativité l’a peut-être poussée à ne pas trop apprécier le travail d’équipe. « J’avais écrit une pièce de théâtre poétique qui a eu du suc­cès, mais je n’ai pas repris l’expé­rience à cause de ce peu de don pour le travail en équipe ».

Pourtant, chose étrange, à l’âge de ses 20 ans, elle voulait être chan­teuse. Elle a même, avec d’autres, consacré un album, alors qu’elle était en Angleterre, à la chanson. Mais la poésie prend très vite le relais, et dès les années d’universi­té, elle choisit un seul violon d’Ingres qui sera la poésie. Dans ce sixième recueil de poèmes en prose, elle parle à son lecteur présumé de cette souffrance et également de cette joie de vivre, d’amour, de désir, et surtout de cette mort dont elle décrit plusieurs scénarios. « Dans ce recueil, je me situe dans une région où je me vois derrière la vie. J’y suis à l’intérieur et en même temps, je suis déjà morte. Comme pour le père de Hamlet de Shakespeare, je suis le narrateur-fantôme ». Sans trop se préoccuper des détails de la vie de tous les jours comme dans ses recueils précé­dents.

Tout en nuances, elle effleure les sujets, sans les ouvrir fortement. Maturité, esthétique poétique ou sagesse ? Elle se confie : « En 2007, dans mon recueil Des ques­tions dressées comme des offrandes, j’ai écrit un poème ouvertement érotique qui m’a valu critiques et injures et même protestation contre le fait que je puisse être qualifiée en tant que prof d’université. J’ai été intimi­dé et j’ai arrêté d’écrire durant trois années. A chaque fois que j’écrivais quelque chose, je me censurais moi-même. J’ai cassé cette peur en lisant plus tard en public un poème sur la boisson et l’alcool et en étant fortement applaudie par une grande partie du public. Depuis, j’écris de manière moins directe, mais plus artistique ». Cette femme qui a horreur de la violence sait pertinem­ment bien ce que c’est que d’être une femme qui vit seule de manière émancipée. Et sans utiliser de grands mots, elle se bat pour sa cause.

L’empreinte des prédécesseurs
Cette poésie, actuellement au centre de sa vie, en faisant d’elle la structure même de sa vie, elle l’a d’abord héritée de sa mère. Cette dernière rédigeait des poèmes et les lisait à sa fille qui, après un moment de rébellion, a accepté, en fait, de réaliser le rêve de sa mère qui n’a pas abouti. Par la suite, cela est devenu sa passion et son bonheur d’écrire. « Ma mère était ma pre­mière lectrice, elle se réveillait pour lire mes poèmes et m’encoura­geait ». D’ailleurs, elle sait parfaite­ment qu’on a des prédécesseurs et qu’on ne crée pas à partir du vide. Dans le dernier poème de son recueil, « la fermeture des cahiers », elle écrit sur les feuilles d’un homme qui avait laissé des feuilles blanches, sur une table, avant de s’en aller. Beau poème qui décrit la continuité. C’est ainsi que les réfé­rences avec Eliot, Robinson Crusoé ou d’autres dans ce nouveau recueil sont une allusion à la continuité et le relais des hommes et des créa­teurs, les uns avec les autres. « J’aimais beaucoup un vers du poète Salah Abdel-Sabour que j’ai retrouvé autrement chez Baudelaire, et j’ai trouvé cela génial ». D’ailleurs ses deux poètes arabes favoris sont Salah Abdel-Sabour et Salah Jahine.

Ceci dit, Jahine grand poète du dialectal, l’a incité d’abord à écrire ses poèmes en dialectal. Mais elle a préféré par la suite cette langue inter­médiaire entre le dialectal et le clas­sique, plus proche de la langue de la presse. Elle a vite fait son choix avec lucidité en sachant qu’elle n’aurait rien à ajouter dans ce domaine.

Pour le moment, elle prend un répit, en lisant la poésie des autres et en cherchant en elle des sources pour une création différente et originale. Elle passe beaucoup de temps chez elle, surtout depuis la révolution de janvier 2011. La rue est devenue un endroit hostile et comme dit Abdel-Sabour « Chaque pas est une aven­ture ». Depuis la révolution, le monde extérieur qui était si familier durant la révolution n’existe plus. Peut-être qu’il y a eu beaucoup de sang versé, et un sens du danger qui n’existait pas et tout ceci n’est plus. Comme beaucoup d’autres, on s’est recroquevillé sur nous-mêmes. Peut-être cette tristesse profonde se res­sent dans ce recueil Ma maison a deux portes où, malgré l’espoir et la joie, c’est l’heure du bilan. Fatma Qandil nous regarde avec ses yeux verts délavés et nous communique ce grand sens humain et ce don qui la rend si proche des autres.
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