Les histoires de braves gens

Mariam El-Kholy Le Progres Egyptien
Said El Kafrawi
Ed. El Ein

Le résultat est gratifiant, puisque d’une part, nous avons une connaissance plus profonde de ces gens qui ont marqué l’histoire récente de l’Egypte, et d’autre part, nous faisons plus ample connaissance d’un auteur profondément ancré dans ses racines…
«Les histoires de braves gens» est un recueil intense, qui nous introduit non seulement dans le domaine littéraire avec des auteurs tels que Mahfouz, Afifi Mattar, Mostaguab, Alfred Farag, ou artistique avec Hassan Soliman, Adly Rizkallah et musical avec Om Kalsoum, l’Institut de la musique orientale, mais aussi dans des réflexions sur le concept de la patrie, sur l’arbitraire ou l’apprentissage de la vie à travers Om el Halabi ou l’étonnement d’un enfant sur le sens de la prière. On aime lire le livre de Kafrawi parce qu’il enrobe ses mots de mystère grâce à une prose riche et dense. On plane dans le recueil en ne sachant pas très bien sur quelle rive l’auteur va nous faire échouer... En partie biographique, sa prose, dans un va-et-vient entre réalité et confession, nous charme… Raison de plus pour susciter notre curiosité d’un bout à l’autre du livre. Nous avons sélectionné pour "Le bouquiniste" le chapitre intitulé "Petites histoires autour du café Riche" pour deux raisons: la première étant que c’est dans cet espace que l’auteur fit ses premiers pas dans le cercle littéraire qui s’était formé autour de Mahfouz.
En effet, les jeunes auteurs se réunissaient tous les jours autour du maître et discutaient littérature, politique et société.
La deuxième étant que ce café est la mémoire du Caire. En effet, ce lieu fut depuis sa création, un centre qui faisait la promotion de la vie artistique. Y sont passés Taha Hussein, Youssef Idris, Om Kalsoum, El Sombati, Fatma el Youssef, Salah Abdel Sabour et tant d’autres. Le rôle que joue un café n’est pas un phénomène particulier à l’Egypte. Citons à titre d’exemple, le café Flore, fréquenté alors par J.P. Sartre dans les années cinquante et soixante. Voici un extrait de ce chapitre :
«L’immeuble où se trouve le café Riche a été construit en 1908, là où se trouvait le palais du prince Mohamed Ali qui était composé de deux étages et qui avait un jardin donnant sur la place.
L’immeuble appartenait à une riche famille juive. C’est en 1914 qu’un Autrichien du nom de Bernard Sinberg aménagea le café qu’il vendit plus tard à un Français Henri Risaine, qui le vendit à son tour à un Grec d’Egypte George Ivanos Wassili. En 1960, le café passe entre les mains de Malak Eféndi Khalil. Magdy, son fils gère le café depuis la mort de son père.
Or les documents de l’époque montrent que le café n’était pas ce qu’il est maintenant.
Son jardin donnait sur la rue Soliman Pacha. Une troupe orchestrale classique jouait des valses le soir dans le jardin illuminé.
Le café demeura le lieu privilégié de l’élite qui avait fait des études en Occident, surtout à Paris. C’est là aussi que se sont rencontrés les membres de la Révolution de 1919. Témoignage cité par l’historien de la Révolution Abdel Rahman El Gabarti. A la suite du séisme de 1992, il se passa quelque chose d’inattendu : les murs s’étant lézardés, il fut décidé de les restaurer.
C’est alors qu’on découvrit un petit passage aboutissant à une chambre secrète au sous-sol. On y trouva un tonneau plein d’alcool, des tracts de la Révolution avec une imprimante manuelle qui est exposée maintenant au café. C’est là aussi que l’organisation secrète de la Révolution décida d’éliminer Youssef Wahba Pacha, le Premier ministre en ce temps-là. Celui qui devait le liquider était aussi un copte et se nommait Erian Youssef Saad. A côté de ce rôle politique, le café avait un rôle catalyseur pour la nouvelle littérature et pour les auteurs rebelles.
Sur ses planches, on joua les pièces de Fatma el Youssef, de Aziz Eid, Saleh Abdel Hay et Zaki Mourad (le père de Leïla) et Om Kalsoum y chanta. On peut lire dans le journal El Mokattam du 30 mai 1923 ce texte : "Le théâtre et le café Riche vont régaler leur public le jeudi 31 mai avec le rossignol d’Egypte Mademoiselle Om Kalsoum. Réservez vos places tout de suite. Place spéciale 15 piastres. Entrée 10 piastres".
A travers le temps, Riche fut un centre de rencontre des intellectuels, des courants politiques et artistiques. Même Nasser et Sadate furent à un moment des clients de ce café. C’est pourquoi la police ou la sûreté d’Etat contrôlait de près ce qui se passait dans ce café où se retrouvaient les groupes de l’opposition. Ce que personne ne sait c’est que le café Riche éditait une revue en 1968 intitulée Galerie 68, une revue littéraire avec des articles de critiques littéraires, qui informaient les jeunes auteurs sur les différents courants de la création littéraire des autres pays.
C’est en 1969 que Saïd el Kafrawi, originaire de Mehalla el Kobra, va découvrir le monde de Riche à travers Gamal el Ghitany. C’est là que vont se retrouver la nouvelle génération, autour de Mahfouz qui a connu le café à travers Tewfik el Hakim. C’est là qu’il a découvert la génération d’auteurs des années 60 qu’il rencontrait tous les jours. C’est de là, de Riche, que le cortège de protestants a commencé sa marche, en tenant des slogans contre l’Amérique et Israël à la mort de Ghassan Kanafani, le militant palestinien. Sa mort dramatique fut un coup de foudre. Nous étions assis au café ne sachant que faire face à cet assassinat sanglant. C’est Youssef Idriss qui a eu l’idée de déclencher un cortège avec des banderoles anti-américaines et anti-israéliennes.
Cette marche a commencé de la rue Kasr el Nil jusqu'à la Place de l’Opéra et retourna par la rue Adly en passant par le Syndicat des journalistes. Un cordon de policiers nous separait des passants. Cette manifestation n’était pas habituelle en ce temps-là à cause de la loi d’urgence… les conséquences de la défaite se lisait sur les visages… Nous essayions de résister et de nous defendre contre notre destin.