Anouar Louca et Rifa'a el-Tahtaoui

Anouar Louca nous a quittés les premiers jours du mois d’août après une longue lutte contre la maladie. Nous souhaitons que lui survive son œuvre.

IIl voulait ranimer l’enthousiasme de quelques voyageurs égyptiens allant à la découverte de l’Occident et de leur propre passé. Cette double découverte promettait l’appropriation des trésors de l’humanité. Il voulait, comme tant de ses contemporains et de ses aînés ranimer l’esprit du temps des Lumières. Il se déclarait héritier de Rifa’a,
C’était à l’aube du XIXème siècle. L’un des savants de l’expédition napoléonienne, le géographe E.F. Jomard, suggérait à Mohammed Ali d’envoyer des étudiants en France plutôt qu’en Italie. Abordait alors un bateau militaire baptisé la Truite car son lieutenant avait le désir de visiter les Pyramides. Un jeudi d’avril 1826, 44 étudiants quittaient avec lui le port d’Alexandrie en direction de Marseille.


Ils étaient pour la plupart des ottomans: turcs, Circcassiens, ou Arméniens, nés pour la plupart à Constantinople; dix d’entre eux n’avaient même pas un diplôme d’études primaires, mais destinés au pouvoir, ils devaient apprendre l’administration civile et militaire, la diplomatie, la navigation. A peine cinq de ces étudiants étaient-ils de souche paysanne; ils allaient apprendre les métiers “subalternes”: la gravure, la typographie, la lithographie, l’agriculture, les industries chimiques, la médecine.
Rifa’a El Tahtaoui (1801-1873) les accompagnait. Fraîchement sorti de l’université d’El-Azhar, il s’était distingué. Son maître, El ‘Attar, convainquait Mohammed Ali que ces étudiants qui s’en allaient aux pays des Francs avaient besoin d’un Imam pour leur servir de guide spirituel dans un pays étranger. Ce jeune homme de 25 ans, barbu et enturbanné, imprégné de culture coranique allait se montrer le plus apte à cueillir les fleurs de l’Occident.
Le choc des cultures est pourtant immense. Tout pour lui est sujet d’étonnement: manger avec une fourchette et un couteau, dormir dans un lit surélevé, les transports publics, la poste, les journaux, les femmes, actives dans le commerce, de bonne compagnie dans les salons, le spectacle, du théâtre au cirque, du bal champêtre au ballet classique, la danse, on dirait un exercice physique contrairement à ce qu’est devenue la danse en Egypte, simple moyen d’excitation sexuelle, mais la grande révélation est cette lente évolution loin de la dictature, le peuple devenu souverain, gouverneur, alors qu’en Egypte, il demeure gouverné, et la société, privée de ses femmes. Car ce qui le frappe, ce qui frappera longtemps les premiers voyageurs, c’est la liberté des femmes, la présence de l’hôtesse dans les maisons, le partage des plaisirs, des promenades, surtout en périodes de vacances, les vacances, un droit à peine acquis, inconnu en Egypte. Au contact de la France, Rifa’a découvre ce qui ne va pas dans nos sociétés. L’Egypte repliée sur elle-même, l’horizon de son enseignement limité à ce qu’en dispensaient les autorités religieuses, l’Eglise pour les chrétiens, l’Université d’el-Azhar pour les musulmans, l’une et l’autre méprisant les sciences profanes. Rifa’a qui a vite appris le français, se passionne pour l’histoire, la géographie, la logique, l’histoire de la philosophie, la littérature française, surtout celle du XVIIIè me siècle, ce siècle dit des Lumières qui a cru à la voie des sciences, de la raison et de l’ordre social; il s’émerveillera à la lecture de l’Esprit des Lois de Montesquieu, au Contrat Social de Rousseau... Etait-il comme le Gargantua de Rabelais, exposé à un programme encyclopédique quand il débarquait à Marseille et s’en allait vers Paris?
En 1931, il est de retour en Egypte, après la soutenance de thèse. Bâtisseur de ponts sera Rifa’a El-Tahtaoui. Il représentera Paris auprès d’El-Azhar; il affrontera les difficultés de la traduction, car il a compris le rôle de passeur que joue le traducteur. Il crée l’école des langues, et dans le domaine du journalisme il fonde la fameuse revue Rawdat-al-madares où l’arabe remplace le turc, où il fait preuve d’un style nouveau, précis, dépouillé de la versification et des jeux de mots, un style de reporter qui s’informe et informe.
Il a été l’éducateur de toute une génération de journalistes, de penseurs, d’enseignants éclairés. Premier avocat du féminisme avant même Qasim Amin, il s’est battu contre les traditionalistes qui refusaient l’éducation des femmes. La résistance était dure. Son idéal de la femme: bonne compagne de l’homme et digne mère de famille, révolutionnaire pour son époque, a eu du mal à s’imposer. Seule une école de sages-femmes pour des esclaves abyssines a été autorisée. La première école primaire officielle de jeunes filles, la Suyufiyya ne fut fondée qu’en 1873, l’année de sa mort.
Ceux qui reprocheraient à ce courant de pensée de trop vouloir copier l’Occident ont mal compris la portée de cette rencontre de l’Orient avec l’Occident. Parti à la découverte de Paris, El-Tahtaoui retrouvait son propre passé. Il s’est intéressé à El Farabi pour avoir côtoyé Sylvestre de Sacy, a fait retour à Ibn Khaldoun pour avoir lu l’Esprit des Lois de Montesquieu. Modernité et Islam ne sauraient se contredire: ce principe est à la base de la pensée de Rifa’a. Ceux qui proclament que la laïcité est un concept étranger à l’Islam, Anouar Louca les renvoie à la lecture de Rifa’a.
Le passé de Rifa’a, il est vieux de plusieurs millénaires. Lors de son séjour à Paris s’ouvrait le pavillon Egyptien du Louvre. Paris découvrait la fascination de cet art antique. Et le paysan de Haute-Egypte s’est reconnu dans le miroir que lui présentait l’Occident de son propre passé. Il s’est appliqué à dénoncer les fantaisies de ceux qui en ont faussé la perception sous un vêtement d’idolâtrie et de magie. Il s’est révolté contre le pillage des antiquités. Le don des obélisques de Louxor fait par Mohammed Ali à la France ne pouvait qu’attirer ses critiques. Dès son retour au Caire, l’an 1835, il présente à Mohammed ‘Ali un projet: toute antiquité trouvée doit être remise au directeur de l’école des langues, ce lieu où l’enseignement de l’histoire s’est imposé et dont le jardin abritera le premier musée égyptien.
L’oeuvre d’Anouar Louca était de faire revivre cet Imam qui a poussé l’Egypte sur la voie de la modernité et de brosser le tableau de son époque, de suivre, à travers le temps, les traces de son rayonnement.
Car toute une génération d’Azharistes, éclairés par Rifa’a, ont pris la relève. Un autre paysan, Mohammed Abdou, rédacteur en chef d’El ‘Orwa El Wothka qui a subi la prison lors de la révolution de ‘Orabi, quoique ennemi de la violence, car la violence détruit celui qui la pratique, disait-il; ses armes, il les trouvait au coeur des Lumières. L’Iranien Gamal El-Dine El-Afghani, qui continuait la lutte tandis que Mohammed ‘Abdou retournait à l’enseignement. Taha Hussein lui aussi parti du village pour aller vers la ville, de l’école coranique à l’Azhar, puis à Paris, et retournait au pays pour lancer le monde de l’enseignement dans la voie de la modernité; il décédait un siècle exactement après Rifa’a, en 1973...
Si le nom de Massignon et celui d’El-Hajjaj s’identifient dans la mémoire académique, le nom d’Anouar Louca et celui de Rifa’a El-Tahtawi ne sauraient être dissociés. Ils appartiennent à la même mouvance, celle qui va vers la Renaissance. Tout les rapproche: voisins en Haute-Egypte, Rifa’a est de Tahta, comme son nom l’indique, Anouar de Mallawi, et leur rencontre se fera à l’université du Caire. La ville est médiatrice des villageois. Doublement médiatrice pour El-Tahtaoui et pour Anouar Louca, l’un et l’autre projetés du village à la ville, du Caire à Paris. Est-ce à Paris qu’ils ont découvert les lumières des siècles passés? Est-ce la ville ou bien le village qui est source de lumière? La Lumière vient de Tahta est le titre d’un essai de Baha Taher. Sans doute vient-elle de ces esprits qui, partis de la terre, ont sillonné le monde et vu l’Orient et l’Occident sous un même soleil .
Les héritiers de Rifa’a se sont consacrés à sauver le patrimoine artistique hérité depuis de longs millénaires. Ils ont formé une chaîne d’intellectuels qui rêvent de renaissance. Renaissance, cela veut dire ouverture au savoir, découverte de ce qui demeure obscur ou ignoré. Il est temps que les nouvelles générations sollicitent leurs Lumières. L’oeuvre d’Anouar Louca leur servira de référence.


Légende de l’image: effigie destinée à la création d’une monnaie commémorative qui n’a jamais été exécutée. De l’unique portrait connu de Rifa'a El-Tahtaoui, l’artiste Lewis Phelestine (1922-1992)a conçu le profil de ce même portrait, comme pour l’accompagner de son double: Taha Hussein.